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Le temps passe.

Le temps passe.

 

Paris. Avril 2018.

Il est là, docile et torse nu.

 

Aux premiers moments il se soumet sans mot dire aux semonces d’un père qui le guide mussé derrière le viseur de son M. Le silence est de mise mais se rompt de temps à autre au son d’un déclencheur salvateur de la réserve qui s’est immiscée en cet instant.

C’est étrange cette pudeur entre nous. Je me souviens quand, chaque soir après le bain, je massais de crème sa peau fragile et potelée m’émerveillant du sourire sur ses lèvres et du plaisir qu’il ronronnait au contact de mes mains. 

Le temps passe.

 

Je n’y arrive pas. Rien ne sort du boitier. Rien en tout cas qui ne me satisfasse. Peut-être faut-il s’arrêter et libérer mon fils ? Mais Ugo est ailleurs ne prêtant plus guère attention à moi.

C’est étrange ce détachement soudain. Je me souviens quand, durant chaque seconde de nos vies, j’étais le centre de son Monde. Aucun de mes gestes n’échappait à sa vue, aucun de mes mots à son ouïe. Ni même aucun de mes maux à ses sens d’ailleurs.

Le temps lasse.

 

Il s’égare dans ses pensées. Appuyant sur le bâti dormant son corps qui se sculpte chaque jour un peu plus, son visage se baigne de la lumière clandestine qui passe à travers les volets clos.

C’est étrange cette pose que je connais déjà. Je me souviens de ce lundi où je l’ai vu naître quand, allongé sur le dos dans sa prison de verre, sa tête tournée sur le côté cherchait du regard le mien comme la lueur rassurante sur des terres inconnues.

Le temps trépasse...

 

Peut-être, mais il n’effacera jamais ces liens impalpables enfantés dans l’intimité d’une alcôve connue de nous seuls. Je shoote.



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La fin de l'histoire

La fin de l'histoire

 

Trinidad. Avril 2019.

Le réveil sonne. Et avec lui, le glas du dernier jour à Trinidad. Une étrange sensation me pénètre. Quarante huit heures passées ici ont suffit à charmer mon âme au point de susciter quelque nostalgie avant l’heure des adieux.

 

À mes côtés, les courbes de Perrine font écho à La Grande Odalisque et éveille en moi le désir de prendre mon M pour ramener son corps lascif en toute clandestinité. Pas de pellicule dans l’appareil. Je charge une TriX...  Mais un peu tard, les yeux de la douce viennent de s’ouvrir. Je ne commencerai pas l’écriture de cette pellicule en ciselant les grains d’argent de l’érotisme prégnant qui m‘envahit de bon matin, ni celle de ce nycthémère en assouvissant mon fantasme : nous sommes pressés.

 

Ni l’eau froide de la douche ruisselant sur ma peau, ni le soleil brulant annihilant de coutume toute vigueur chez un homme de mon âge, n’auront eu raison aujourd’hui de l’ardeur indicible qui m’a saisi aux premières lueurs.

 

Et je suis là, aux dernières heures, à siroter un Ron entre deux volutes de fumée en la regardant griffonner le récit  de notre journée. Elle le fait inlassablement depuis notre arrivée à Cuba. C’est peut-être la volonté de laisser une trace de notre passage ici qui l’anime. Ou alors la peur d’oublier les bons moments que nous vivons dans ce périple hors du temps. Je ne lui ai pas demandé. Je n’ai pas non plus souhaité la lire de crainte d’être précipité vers le dénouement prématurément. Je me sens si bien ici...

 

Même avec cette frustration qui ne me quitte pas... Pour canaliser ma concupiscence, je reprends mon M. Le compteur de vues semble me défier : 36ème et ultime photo. Et ensuite ? Ensuite, on verra. Je vais appuyer une dernière fois sur le déclencheur pour écrire, moi aussi, la fin d’une histoire ou, en voyant le haut de sa robe qui dévoile la naissance d’un sein, le début d’une autre. Je shoote...



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À moins que

À moins que...

 

Paris. Avril 2020.

Samedi. A moins que ce ne soit dimanche. Peu importe, chaque sortie depuis presque trois semaines ressemble à un week-end au grand air. Je n’en suis pas encore à prendre du plaisir à faire les courses mais marcher sur le bitume pour trouver matière à se sustenter relève du bonheur. Plaisir inavoué en ces temps incertains mais incommensurable. Je ne l’aurais jamais cru.

 

Le temps est magnifique. J’ai peine à croire que le ciel soit capable de se chamarrer d’un si beau bleu à Paris en cette période de l’année. Et que dire de ce soleil si tendre sur ma peau ? Peut-être un clin d'oeil venu d’ailleurs pour apaiser l’angoisse collective qui tend à s’immiscer chaque heure un peu plus dans nos vies. A moins que ce ne soit tout simplement un printemps comme les autres.

 

Je m’aperçois soudain que le chemin que je prends ne ressemble plus à celui qui me mène d’ordinaire à la maison. Je ne pense pas m’être égaré si ce n’est dans un songe aux allures cauchemardesques où plus rien n’est comme avant. Les temps changent et ce monde que nous malmenons depuis trop longtemps maintenant semble s’insurger, nous obligeant à rester chez nous afin de ne plus jouir de ses terres dont nous avons par trop abusé. Et d’ailleurs, un peu plus loin, je vois cet arbre magnifique qui veut me donner raison : devant l’insolence de son pair fait d’acier s’érigeant sur le béton citadin, il entoure l’étranger de ses bras de bois et de feuilles pour l’emmener vers une suffocation certaine. La nature reprend ses droits. A moins que… Le contraire soit plus vrai. Je shoote ! 




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La main dans le sac

La main dans le sac

 

Paris. Juin 2018.

La galerie ferme ses portes après le traditionnel évènement qui a lieu chaque mois. Je ne sais si la tiédeur melliflue de cette fin de printemps a quelque influence sur le dessein qui nous pousse à vouloir proroger la fin du jour, mais les quelques copains indigètes de ce lieu que nous affectionnons tous, décidons de rester pour boire un dernier verre ensemble.

 

Nous nous amusons. Nous rions. Nous nous moquons gentiment de ce que nous sommes ou ne sommes pas. Les uns profitent passivement des boutades qui fluent dans la pièce en une pluie torrentielle de gaité salvatrice. Les autres, plus hardis, se jettent à l’eau pour mimer, dans un vaudeville improvisé, quelques bouffonneries avec pour seul désir d’exalter l’intensité qui nous anime.

 

Pour chacun de nous, nos 20 ans ne sont plus qu’un souvenir éthéré et lointain, mais l’insouciance juvénile a décidé ce soir de nous jouer des tours en nous possédant derechef pour une trêve intemporelle.

 

Et bien-sûr, Marjolaine et Sophie n’échappent pas au charme envoûtant qui a pris possession de nos âmes sans permission aucune. Elles vont de plus en plus loin dans leurs taquineries. Il va se passer quelque chose. Je le sens. Je l’espère devrais-je dire, pour appuyer une fois encore sur le déclencheur.

 

Quand la première se cache derrière le rideau pour ébaudir la foule, tandis que la deuxième s’en saisit pour faire de cette draperie une toge de fortune, mes sens sont d’autant plus en alerte. Le moment approche...

 

Les pasquinades se font plus fougueuses. Les railleries puériles deviennent coquineries d’adultes. Et le geste s’allie à la parole pour exacerber le verbe : je vois cinq doigts étrangers passer la frontière de l’intimité d’une robe pour se diriger vers quelque jardin secret et je suis heureux ! Heureux d’assister à cette clandestinité, heureux, sans jeu de mots gouailleur envers la belle envahie, de les prendre la main dans le sac ! Je shoote !



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Cet inconnu

Cet inconnu

 

Prologue

 

Bondy. Novembre 1999.

Une TriX engagée dans le boîtier, j’observe avec curiosité le petit être fait de chair et de sang dormir paisiblement dans sa prison de verre.

 

Comme c’est étrange. Il respire notre air depuis à peine une demi-heure et le voilà déjà enfermé dans une cage d’une transparence virginale et trompeuse. Je peux le voir mais le toucher m’est impossible. Un peu comme la vie me dis-je...

 

Un médecin m’a expliqué les raisons de sa captivité juste après l’accouchement en commençant sa phrase par : « Vous êtes le père de l’enfant ? ».

 

Cette question m’a bouleversé. Je l’ai trouvée absurde. Nous étions les deux seuls hommes dans cette salle d’accouchement autour d’une femme souffrant le martyr les deux jambes en l’air et offrant au monde une vue imprenable sur le sien intérieur. Si ce n’est pas lui le géniteur et si je ne me trouvais pas là par hasard, il y a fort à parier pour que la réponse à son interrogation fut d’une évidence absolue. Les 10 années d’études qu’il a suivies n’ont peut-être pas suffisamment développé son sens de la sagacité.

 

Mais ce n’est pas ce qui m’a traumatisé. Après lui avoir rétorqué que, d’après les dires de sa mère, il semblerait que je sois effectivement « le père de l’enfant », j’étais plongé dans un état second d’intense introspection qui ne m’a pas quitté depuis...

 

Je suis « le père de l’enfant ». Je ne réalise pas vraiment. Il est là, devant moi, les yeux grands ouverts comme pour explorer chaque élément des nouvelles terres qui l’accueillent. Ses bras pliés en angle droit se finissent en petits poings serrés et potelés. Je ne m’en étonne pas. J’ai souvent vu cette attitude triomphante adoptée par les bébés encore ignorants de la cruauté qui les attend ici-bas et de la vésanie des Hommes. J’ai peur. Dans l’imaginaire que je me suis construit, il va falloir le guider et le rassurer. Je m’en sens bien incapable.

 

Les larmes aux yeux, quelques mots à peine perceptibles m’échappent : « Tu vas trouver ça étrange mais... Je t’aime ». Pourquoi « étrange » ? Parce ce que je suis « le père de l’enfant » et que je sens les liens déjà indéfectibles éclore en moi pour cette créature fragile que je ne connais pas.

 

Paris. Avril 2019.

Une TriX engagée dans le boîtier, j’observe avec curiosité le jeune adulte enfermé dans ses pensées, évoluer autour de moi.

 

Je viens de le sermonner pour la vaisselle qui trainait une fois encore dans l’évier tandis qu’il jouait à la Xbox dans le capharnaüm qui lui sert de chambre. Le son rauque et inaudible sorti des entrailles de sa gorge était plus proche du cri de l’animal que d’une réponse en bonne et due forme mais j’ai compris qu’il s’exécuterait.

 

Comme le temps a passé depuis ce jour où, prostré devant la couveuse, je m’effrayais des responsabilités qui m’incombent. Les fragrances du lait de bébé ont laissé place aux effluves de phéromones dégagées par les mâles en rut et le minois rondelet à la douceur infinie s’est métamorphosé en un visage émacié où, ça et là, quelques poils éparses annoncent l’homme en devenir.

 

Malgré l’horrible short bleu des années 80 qu’il arbore fièrement lorsqu’il traine à la maison, je le trouve très beau. Son corps athlétique attire tout autant, je le sais, la gente féminine que masculine. Sa mère, qui nous a quittés trop tôt, aurait certainement été fière de lui.

 

Elle m’aurait aussi aidé à mieux le comprendre... Je me sens souvent perdu, dépassé, comme le sont probablement tous les mauvais pères. Car je le sais, je suis « le père de l’enfant ». Ou plutôt, le papa d’Ugo.

 

Ugo, réservé et avare de paroles. Ugo, mon fils d’une infinie gentillesse. Ugo, que je ne comprends pas toujours. Ugo, qui prend parfois à mes yeux les traits de cet inconnu pour qui mon amour immortel a vu le jour le soir du 22 novembre 1999. Je shoote.



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La grossièreté a parfois du bon

La grossièreté a parfois du bon

 

Paris. Décembre 2014.

Je me mes pèle. Et je m’emm... Non, pas de gros mots, la petite est là. Sa mère m’a déjà sermonné à propos du langage qui se doit d’être châtié devant les enfants. Sans être convaincu de l’utilité du conseil éducatif prodigué à de nombreuses reprises depuis que nous vivons ensemble, je m’exécute. Et je m’efforce de respecter les préconisations même s’il s’agit de me parler à moi-même.

 

« Qu’est-ce tu fais, Carlo ? ». Elia, presque 5 ans, me sort de mon songe. « Tu veux dire, qu’est-ce QUE tu fais ? Il ne faut pas oublier la conjonction de subordination « que » sinon ce n’est pas français. À moins que ce ne soit un adverbe interrogatif... Peu importe, tu aurais du dire « Que fais tu ? ». C’est plus court et plus joli à l’oreille »

 

La petite me dévisage, perplexe. « Oui mais qu’est-ce tu fais ? ». Sale môme. Elle se moque éperdument de ma petite leçon de grammaire. « Je me les... »...

 

« - Je suis transi de froid et je me languis d’ennui ! 

- Quoi ? Je comprends pas.

- Et bien, tu demanderas à ta mère ! Tu sais ce que nous allons faire ? Je vais te prendre en photo pendant que tu me fais ton plus beau sourire ! Ça nous occupera.

- Non, j’ai pas envie ! Et puis, j’ai un amoureux ! ».

 

Aucun rapport ! Pfffff, les transitions ne sont pas le fort des gamins ! Mais... Un amoureux ? Déjà... Il faudra que je creuse...

 

En attendant, j’insiste pour la faire poser. Elle refuse. Je lui promets des bonbons que je n’ai pas. Elle refuse. Le mot « têtu » a du être inventé à sa naissance !

 

Je cherche désespérément un moyen de la charmer pour qu’elle cède mais je suis à court d’idées. D’habitude, je fais apparaître, grâce à un tour de passe-passe élaboré depuis des années, des capsules de Nespresso qui surgissent comme par magie de derrière ses oreilles. Mais évidemment, je n’en ai pas sur moi en plein coeur de Paris. Dommage, c’est en général très efficace sur les bambins. D’ailleurs, je me demande si sur les adultes... Il faudra que j’essaie.

 

Je décide d’élever la voix. En vain. Les temps changent...

 

L’envie de lui dire que le père Noël n’existe pas et que son obstination provoquera la mort de la petite sirène dans d’atroces souffrances me traverse l’esprit. Mais une petite voix me dit que ce n’est pas bien. Et si je lui disais que je ne l’aime plus ? Non, elle risque de me croire...

 

« - Tu fais chier Elia !

- Rooooooo ! T’as dit un gros mot là !

- Et bien va le dire à Maman ! Elle est dans le magasin en train de choisir du tissu. Je lui dirai que ce n’est pas vrai !

- Mais elle croira, moi ! »

 

Oui, je sais...

 

Elle rentre dans le pop-up. Je remarque sur la vitre de la porte quelques rayures qui siéraient très bien à une nature morte. Je cadre et je sh... Ho bordel de merde ! La voilà surgissant de nulle part et m’adressant une grimace à travers le carreau. Je souris. Et je me dis que la grossièreté a parfois du bon, put... Je shoote !



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Pour qui veut bien les voir - Acte 2

Pour qui veut bien les voir - Acte 2

 

Paris. Juin 2018.

Il est tard. La chaleur moite de cette fin de printemps se fait plus douce comme cette soirée d’après vernissage où les convives venus nombreux pour découvrir l’exposition de nu ont regagné leurs pénates.

 

Je respire enfin. Ces moments d’échanges ne sont jamais aisés me concernant. Il faut parfois motiver l’intention créative issue de l’esprit torturé qui a fait naître quelques clichés et ce n’est jamais facile. Il faut se livrer un peu. Je n’aime pas ça. Je me réjouis de ne pas avoir été confronté à ce singulier et détestable compliment qui m’horripile chaque fois. « Elle est belle hein, elle est nette ! ». Cela dit, toutes mes images sont floues... Un début d’explication peut-être.

 

Oui, je respire enfin, entouré de quelques habitués qui me sont sympathiques. Nous rions, nous nous enivrons et nous nous taquinons comme des enfants dans une cour de récréation. J’en ai profité pour sortir le dictame usuel à toutes mes chimères, le divin appareil photo.

 

Ce moment d'allégresse est l’occasion d’essayer sur Marjo quelques cadrages coquins qui serviront mon propos pour un futur projet. Très vite, mon attention se porte sur François qui se fait plus cinglant dans ses plaisanteries. Je l’ai souvent observé. Curieux, intéressé par le bonhomme. Un peu comme cet ami que tu veux comprendre pour mieux l'apprécier, un peu comme ce frère que tu n’as pas eu.

 

Vêtu d’une carapace duplice faite de ses larges épaules et d’un regard bleu azur plus scintillant qu’une nuit étoilée, le personnage impressionne plus qu’il ne fait peur. Peu nombreux sont ceux qui oseront le débat. Il faut dire que l’homme connaît bien les sujets qu’il défend et, qui plus est, s’est doté d’une force née d’une vie quelque peu marginale où les excès furent accueillis à bras ouverts.

 

Bien-sûr, son franc-parler intimide. Mais moi je sais.

Bien-sûr, sa fougue oratoire en impose. Mais moi je sais.

Et bien-sûr, son exigence effraie parfois. Mais moi je sais.

 

Je sais derrière la muraille, la sensibilité d’âme des gens rares.

Je sais dans l’inexorable, l'inébranlable dessein de donner ce qu’il y a de mieux.

Et je me souviens des propos de Matisse, en le voyant remonter le pan de sa chemise, rappelant qu’il y a des fleurs partout pour qui veut bien les voir. Je shoote !



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Portée par le vent

Portée par le vent

 

Paris. Février 2019.

Je l’observe depuis notre arrivée dans ce bar sombre au coeur de Paris. Elle est belle, dans la fleur de l’âge imprévisible et quelque peu ingénue également. Quant à ce prénom qui lui sied si bien...

 

Je l’observe naviguer entre ce garçon qui lui sourit le regard noyé d’un désir évident et cette  femme submergée par les flots nostalgiques la ramenant sur les rives d’un âge à jamais naufragé.

 

À vrai dire, je l’observe depuis ce premier soir où elle est venue diner à la maison.

 

Elle est mue sans cesse par cette frénétique appétence de parcourir le monde, convaincue que chez elle se trouve ailleurs. Comment lui en vouloir quand les mêmes desseins ont longtemps nourri votre âme ?

 

Je mouille mes lèvres du Jack posé devant moi et m’étonne de voir chaque fois la foule s’agglutiner autour d’elle comme la reine des abeilles attire ses ouvrières protectrices et sustentantes. Non pas que je doute du pouvoir de son captivant minois mais je m’ébaubis de l’incohérence de la situation qui me fait face. Malgré les apparences, je la sens seule, désespérément seule.

 

En la voyant revenir à notre table, je me dis qu’il faudrait oser lui demander si je suis dans le vrai. Elle s’assoit et me fait partager l’illusoire gaité qui semble l’animer. J’allais me décider à satisfaire ma curiosité quand, me dévisageant, sa joie soudain disparaît apportant réponse à mon interrogation. Une fois de plus portée par le vent, Alyzée n’est plus là, cherchant déjà en terres inconnues si son bonheur ne s’impatiente pas de sa venue. Je shoote !



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Un pied dans la tombe

Un pied dans la tombe

 

Paris. Mars 2019.

06h00. Le bruit assourdissant de mon smartphone m’arrache des bras de Morphée qui m’étreignait au point d’en oublier que je me suis offert à lui il y a  peu.

 

« Mardi 19 mars 2019 ».

 

Le réveil se permet l’indélicatesse de me rappeler que j’ai 47 ans aujourd’hui. Je saisis mon M6, y charge une TriX et l’idée saugrenue de faire une photo par année passée en ce bas monde fulgure comme l’aube illumine le matin fuligineux.

 

1ère photo. Je grave sur la pellicule l’écran annonciateur de la nouvelle dont je ne saurais dire encore si elle est triste ou non.

 

Nu devant le miroir de la salle de bain, mon pubis glabre m’évoque le paradoxe de la naissance avec ses joies et ses souffrances. Je pense à ma mère quand mon corps atone et ma barbe hirsute me rappellent que je ne suis plus un enfant. La journée va être longue. 2ème photo.

 

23h30. Je quitte la maison juste après avoir déclenché pour la 28ème fois. Les vapeurs d’alcool facilitent mon voyage à travers le temps. Je songe à Ugo et aux larmes que j’ai versées la première fois que je l’ai serré contre moi, à sa mère qui nous a quittés, aux personnes que j’aime. Je suis heureux que la plupart d’entre elles aient pu partager cette journée avec moi.

 

Mais j’ai besoin maintenant de me réfugier dans la solitude. Celle que l’on trouve au fond du dernier verre. Celle dont je me délecte dans les volutes d’un cigare. Celle aussi qui nous isole et nous dévore malgré la foule.

 

Je rentre à la « Casa ». Mon ami Cyril m’y accueille chaleureusement et m’installe dans le fumoir.

 

Quelques whiskeys de trop. Je suis bien.

 

En voyant posé dans le cendrier l’imposant Corleone qui attend mes lèvres, je sens le soleil brûlant de Catane réchauffer mon coeur et la douce odeur du sable sicilien 40 ans plus tôt. Je reprends mon appareil pour faire la... Mincchia ! J’en suis à combien déjà ?

 

Je regarde le compteur sur mon appareil. Ils auraient dû le faire plus petit encore... Je pose mes lunettes sur le nez. Rien à faire, il fait trop sombre. J’appelle la serveuse callipyge pour lui demander de l’aide. Quand elle se penche pour regarder quel numéro apparaît sur le boitier, je suis happé par son décolleté sans fin.

 

Ses seins se dessinent sur sa peau de velours qui n’a pas connu encore la méprise de l’âge. Les fragrances sucrées de miel de son parfum se mélangent aux arômes de houblon et de cardamome laissés par le nectar brun sur mon palais.

 

Je n’entends pas ce qu’elle me dit. « Je suis désolé, je n’étais pas attentif et mon ouïe me fait défaut... ». Son sourire me fait comprendre qu’elle n’est pas dupe. Elle s’approche à nouveau. Se penche délicatement et me susurre à l’oreille : « 35ème et... Je suis trop jeune pour toi... ».

 

Je n’avais pas de mauvaises intentions et, malgré l’amusement qu’ont suscité en moi ces quelques mots, le quiproquo me fait baisser la tête.  C’est alors que je le vois, là, habillé de cuir en lévitation au-dessus du sol. Je m’en amuse en me convaincant que tout porte à croire que, malgré les dires de la demoiselle, je n’ai pas encore un pied dans la tombe. Je shoote !



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Bien-sûr, j'aurais pu passer mon chemin

Bien-sûr, j’aurais pu passer mon chemin

 

Barcelone. Mai 2018.

Bien-sûr, j’aurais pu passer mon chemin.

 

La capitale catalane fourmillent de gens heureux. On rit, on chante, on boit sur le pavé. Et au beau milieu de la liesse apéritive de cette fin de journée, il y a ce vieil homme qui ne semble pas faire partie de ce monde.

 

Bien-sûr, j’aurais pu faire fi de sa présence.

 

Il y a cette femme qui danse avec des spectres entre les tables d'un estaminet, bercée par les vapeurs d’alcool et le vieux ventilateur près du comptoir. Elle me sourit et m’invite à la rejoindre. Proposition Ô combien alliciante que je décline pour traverser la rue.

 

Bien-sûr, j’aurais dû ne pas m’approcher.

 

Assis sur un banc, il m’intrigue. Il m’angoisse. Ici, on fête le soleil qui se couche, la chaleur du printemps et le bonheur d’être ensemble. Ici on fête la vie dans ce qu’elle est de plus simple. Et lui, qui se meurt aux yeux de tous.

 

Bien-sûr, j’aurais pu me raconter une belle histoire.

 

Il est prostré les bras en croix. Je sens sa tristesse, j’entends sa douleur, je vis sa colère. Qu’a-t-il perdu ? Mais qui pleure t-il ? Quand soudain il lève la tête pour me regarder le visage torpide, je perds tout espoir d’une fin heureuse. Ce n’est donc pas le sommeil qui le possède. Quelques secondes, et le voilà qui, à nouveau, se referme, les paupières closes. Je cherche alors à respirer, à me préserver, la sédation à mon malaise. 

 

Bien-sûr, j’aurais pu passer mon chemin pour ce faire. Je shoote...



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Ce n'est plus ce que c'était

Ce n’est plus ce que c’était

 

Barcelone. Mai 2018.

« Ha ! Mes braves gens ! Les temps changent. Je suis là, dépité, à regarder la vie qui passe trop vite. Je suis un vieux con qui pleure ce passé qui lui manque tant. Un chien errant qui se perd dans un monde abscons.

 

Je ne comprends pas, braves gens. Je ne comprends pas ces amitiés qui se lient sur les réseaux au détriment des rencontres de bistrots. Je ne m’explique pas l’addiction de ces enfants pour les mondes imaginaires de leurs écrans, le nôtre étant si beau.

 

Je suis là, mon boitier à la main et la queue entre les jambes, à tenter de donner sens à ce que je vois, à ce que je vis. Mais je ne m’y retrouve pas. Les tomates n’ont plus l’odeur du soleil, les nuits n’ont plus le goût des rêves les plus fous et les...»

 

Ouchhhh ! Je suis en train de partir ! Redescends sur Terre ! Je crois que c’est avec ce gars que je viens de croiser que mon délire a commencé. Abordé par une superbe femme visiblement intéressée par toute autre chose que l’heure qu’il était, il l’a à peine regardée, obnubilé qu’il était par le film qui passait sur son téléphone. Pffffff !

 

Cela dit, je pense vraiment que les tomates n’ont plus l’odeur du soleil, que... Stop ! J’observe ce qui se passe autour de moi. J’appuie sur le déclencheur, de-ci de-là.

 

Il y a ce gosse anachronique dont le regard se perd dans une autre époque, cette femme à bicyclette qui fait la nique aux automobiliste et ce fou qui, sans musique, dessine des cercles avec ses bras, improvisant ainsi une danse inspirée tout droit du mouvement tecktonik.

 

C’est alors que je le vois, assis là. Il ne bouge pas. Probablement honteux de ce qu’il est devenu. Sûrement aussi pour ne pas attirer l’attention. Mais moi je sais...

 

Je sais qu’il a laissé son épaisse fourrure pour quelques poils ras ternes et sans vénusté. Je sais que, maintenant, ses oreilles se dressent vers le ciel pour retrouver l’aura perdue. Et je constate avec effroi que le tonneau de schnaps autour de son cou s’est métamorphosé en bouteille d’eau désespérément vide... « Ha ! Mes braves gens ! Même les Saint-Bernards ne sont plus ce qu’ils étaient ! ». Je shoote !



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L'autre moitié

L’autre moitié

 

Barcelone. Mai 2018.

Le regard vagabondant dans l’effervescence citadine d’une Barcelone lutine et festive, le jeune gamin reste figé devant le bouillonnement frénétique qui jaillit en cette fin de journée catalane.

 

Rien ni personne ne semble pouvoir rendre vie à cette statue de chair et de sang pour qui le temps s’est coagulé dans une éternité que j’imagine sombre et hémorragique.

 

Je reste transi par l’ambivalence du spectacle qui s’offre à moi. Je vois une comédie triste à pleurer, un tableau pop-art peint de noir, je ressens la douleur d’un orgasme ou encore l’amertume du sucre blanc. Je vois un adulte au passé trop dur dans le corps fragile d’un enfant innocent.

 

Ses lèvres juvéniles contrastent avec l’expression d’une âme perdue dans les affres tumultueuses d’une existence qui touche à sa fin.

 

Je m’approche. Je veux lui sourire pour le sortir de l’abysse aux pouvoirs hiératiques qui le possède. Pas de réaction...

 

Avant de passer mon chemin, je ne peux m’empêcher de mettre mon doigt sur le viseur. Le cadrage n’est pas difficile. Je laisse l’austérité ici-bas pour n’emporter avec moi que la fraîche candeur que nous perdons tous en grandissant, en ne prenant de ce portrait que l’essentiel : je fixe des yeux avec courage l’âpreté glaçante que le bonhomme dégage mais ce n’est que l’autre moitié que... Je shoote !



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Puro

Puro

 

Nîmes. Octobre 2017.

« Merci. ». Le petit mot de reconnaissance reste à peine perceptible mais je le sais des plus sincères. Comme le personnage qui me l’adresse. Discret, réservé même, mais authentique.

 

Il regarde avec envie le double Corona que je viens de lui offrir. Il l’étreint avec la tendresse du jeune hommequi enlace sa douce au premier rendez-vous. Ses doigts palpe la vitole sensuellement, pour faire monter le désir avant l’exultation bien connue des fumeurs de Havane. Sans pudeur aucune, il vient poser le cigare sur sa langue pour en mouiller délicatement le bout qu’il arrivera à garder en bouche une heure durant grace à l’expérience d’un sexagénaire coutumier de l’exercice. Le cunnilingus prend fin quand il mordille la coiffe pour en extraire l’hymen et permettre ainsi aux plaisirs volatils de traverser le corps de la belle et venir jusqu’à sa gorge une fois qu’il aura pris le temps de l’allumer.

 

Je le trouve admirable. Pas pour ces moments d’érotisme que je partage à chacune de nos rencontres. Mais parce que Denis a consacré sa vie à sa famille. Naturellement. Efficacement. Mais humblement. Il a la retenue des gens aimant qui agissent dans l’ombre.

 

« Ffffffffffffffffff ! Tu m’emmerdes avec tes photos ! » Son accent chantant du sud de la France peste une fois de plus devant ma dévorante obsession à vouloir lui tirer le portrait. Certes empreint de cette pudeur bien connue des âmes sensibles, Denis est aussi un gars bourru à souhait. Mais je ne risque rien. Derrière sa barbe blanche et hirsute, je sais que se cachent la gentillesse et la bienveillance pacifiste de l’amour altruiste qui le caractérisent depuis toujours.

 

Je souris et m’obstine sans prendre garde à ses vociférations. Désarmé, l’aficionado me tourne le dos et poursuit son chemin. Il tente de s’effacer comme chaque fois mais en vain. Les volutes dansent autour de lui pour célébrer l’amour et me rappeler que l’hommeest vertueux. Pour me rappeler aussi que Denis est, comme les modules dont il se délecte, un Puro. Je shoote !



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L'eau à la bouche

L'eau à la bouche

 

Nîmes. Octobre 2017.

Quels soleils ! Il y a celui du sud de la France qui brille encore au coeur de l’automne et il y a l’autre, l’étoile qui embrase mes journées à chacune de nos rencontres. 

 

Elle scintille, illuminée par le bonheur d’être entourée de ceux qu’elle aime en ce jour où nous levons nos verres pour les cinquante ans d’amour qu’elle a vécu aux côté de Denis, son époux. Mille lucioles étincellent dans ses yeux noir de jais telles une rivière de diamants ruisselante sur le décolleté d’une divinité à la peau sombre et suave.

C’est toujours cette même chaleur incandescente qui me consume quand j’entends sa voix grave et calme enflammer son auditoire. Je ne m’en lasserai jamais. Elle a l’impertinence bienséante des sages aux idées affirmées et la bienveillance mesurée des gens bien éduqués. 

 

Je veux, comme les autres, profiter d’elle ; mais je désire aussi garder un souvenir de ce merveilleux moment. Cruel dilemme qu’est le mien. Délaisser mon M ou composer dans un viseur bien trop étroit pour la beauté d’une muse ? Je décide de me faire violence et façonner mon image malgré la tentation de jouir pleinement de mon innocente égérie qui, par l’ignorance même du pouvoir qu’elle exerce sur moi, la rend plus exquise encore.

 

De mon index épileptique naissent les « clics » incessants qui font écho aux rires de la cour qui entoure la souveraine du jour. Je transpire à l’idée de ne pas me droguer de ces instants de bonheur mais je résiste. Il me faut cette photo. Le manque est difficilement supportable, je lutte. 

 

Elle tourne la tête vers ses petits enfants pour les gratifier de quelques mots doux. Puis vers son fils pour le taquiner gentiment. C’est ensuite au tour de son mari, de sa fille et sa bru de faire l’objet de quelque aménité dont elle a le secret.

 

Mais de moi, elle n’en a cure. Je suis un dur à cuire, j’en conviens, mais je dois reconnaître que l’épreuve est rude. Je ne pensais pas abandonner mais son délicat dédain m’émoustille au point de me faire lâcher prise. Sa désinvolte attitude a finalement raison de moi. Je me délecte déjà des instants sublimes qui me tendent les bras et avant de poser mon boîtier, c’est avec l’eau à la bouche que... Je shoote !



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Pudeur

Pudeur

 

Arles. Juillet 2018.

Le chant des cigales, certes monocorde mais propice à l’assoupissement postprandial du sud de la France, s’est éteint pour faire place aux percussions électroniques qui résonnent tambours battants dans nos cœurs de fêtards d’un soir.

 

Dans cette discothèque en plein air où les luminaires arc-en-ciel des spots concurrencent la voûte stellaire flamboyante à souhait, quinquagénaires et plus jeunes gambillent sur les rythmes effrénés d’une musique populaire si épuisante que, tous, ne tiennent que par les nerfs.

Parmi ces insouciants, Karen se laisse porter par le déferlement des notes qui galopent plus promptement qu’un pur-sang endiablé sur la piste enflammée. Elle se cambre et se déhanche, ondule et brandille sur les sons épileptiques qui s’offrent à elle. Elle règne en Reine sur la cadence évanescente qui fait vibrer son corps alerte et preste.

 

Mais derrière l’exhibition d’une assurance qui semble assumée, je sais la souveraine en conflit avec ce qu’elle est vraiment. Karen est une femme réservée qui vit au travers de ses émotions pour porter sur le monde un regard d’enfant candide. Son rôle de princesse de la nuit jouissant des mondanités futiles cache en vérité les affres virginales dans lesquelles se meurent les gens seuls et incompris. Je suis sûr de moi, elle joue contre-nature.

 

Et comme je suis un salop, je veux pousser le vice jusqu’à faire de la dame le sujet principal de mes photos de cette nuit un peu folle. Alors je m’approche et déclenche, mitraille devrais-je dire, pour capter ses courbes lascives, attraper un sourire, piéger un regard, lire son Moi-profond qui se délecte de l’exaltation qui la porte aux nues.

 

Elle se dérobe. Me tourne le dos. Accélère ses mouvements pour me mettre en difficulté. Je viens plus près encore, resserrant le piège. Je cale mes pas sur les siens pour l’empêcher de s'évader. Toutes les issues sont fermées. A bout de souffle, la biche ne peut plus m’échapper. Toute fuite sera vaine. Je cadre pour jeter mon filet sur la jolie demoiselle qui, dans un dernier élan de fierté décide de farder son visage de ses cheveux de feu pour ne m’offrir, en lieu et place d’une beauté mal acceptée, un peu de sa pudeur... Je shoote.



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Joué d'avance

Joué d’avance.

 

Catane. Janvier 2019.

Le soleil se lève. À genoux sur la couverture que j’ai étendue sur le sol, les mains, paumes tournées vers le ciel, posées sur mes cuisses, je sors doucement de mes trois-quarts d’heure de méditation quotidienne. La chaleur née des fourmillements irradiant mes jambes qui supportent depuis trop longtemps le haut de mon corps me procure une sensation agréable de sérénité. Mais je dois me rendre à l’évidence, je ne peux rester comme ça éternellement, c’est joué d’avance...

 

J’appréhende ce jour que je sais déjà empreint de réflexions angoissantes sur la Fin et la vie, éphémère par essence, qui la précède. Chiara, 40 ans, a été happée par les eaux tourbillonnantes d’une mort prématurée, noyée dans les abimes abyssales d’un océan trop sombre pour retrouver le chemin du retour. Voilà deux jours que le cancer l’a emportée, le premier janvier de cette nouvelle année. Je me dis que le commencement n’est finalement qu’une question de point de vue. Et pour toutes choses en ce monde, ça aussi c’est joué d’avance.

 

Je dois me préparer pour l’enterrement. Je me lève et, dans la pénombre de cette chambre improvisée, je me réjouis de ce rai de lumière qui a trouvé un passage à travers les volets pour dévoiler le corps apathique de ma soeur endormie. Je la regarde finir sa nuit. Peut-être que si je reste là à l’observer, tout s’arrêtera... Et je n’aurais pas à affronter l’épreuve si redoutée des obsèques. Mais elle bouge. Morphée s’est décidé à relâcher son étreinte. Je n’ai plus le choix, je dois aller me laver. C’est joué d’avance.

 

Je sors de la salle de bain. J’entame ce drôle de rituel matinal que j’ai pris soin d’élaborer au fil des ans pour me protéger du monde extérieur : la mise en place de mon armure faite de multiples couches textiles, de bijoux qui portent chacun un symbole important pour moi seul, sans oublier le couvre-chef qui me servira de casque jusqu’au coucher. Boxer, jean, ceinture, chemise, noeud papillon pour me rendre hermétique au possible et gilet parent déjà les neuf dixième de mon enveloppe corporelle. Avant d’enfiler ma veste et coiffer ma tête de mon chapeau melon, j’attache tous mes bracelets en commençant par celui, très imposant, fait d’argent. Comme à chaque fois, je me remémore les huit béatitudes que rappellent les pointes de la croix de Malte dont il est orné pour ne pas oublier. Quelques instants après, je finis la cérémonie en enserrant mon annulaire droit de ma bague sertie d’une magnifique pierre en labradorite sensée préserver ma santé. J’entends Costa nous rappeler que l’heure de partir approche. J’ai le sentiment que je ne le convaincrai pas de retarder notre départ, c’est joué d’avance.

 

Je vérifie sur mon M qu’il reste suffisamment de vues sur la Tri-X enclenchée la veille dans mon boîtier. Encore dix photos de disponibles sur la pellicule. Ça fera l’affaire. En passant dans le couloir, le miroir m’interpelle. Je ne sais pas pourquoi. C’est peut-être l’occasion de faire un autoportrait. L’opportunité surtout de gagner quelques secondes. En mettant l’œil dans le viseur, je vois sur mon visage la peur irrépressible qui me pousse depuis le lever à défier letemps. Je réalise tout le ridicule de mon comportement puéril en apercevant l’affiche derrière moi. Aussi sûr que le taureau, malgré sa toute puissance, succombera à l’estocade meurtrière du matador, je n’échapperai pas aux funérailles de ma cousine. Ni aux cogitations intestines et terrifiantes sur ma propre mort à quelques semaines de mon 47ème anniversaire, c’est joué d’avance. Je shoote !



CarCam est un artiste représenté par la

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